Dans Théories caraïbes: Poétique du déracinement paru le 1er janvier 1996, chez Tryptique, Joël Des Rosiers, poète, essayiste et psychiatre, décrit au chapitre intitulé «Du Niger au Niagara», une conversation sous forme de questions – réponses. Rappelons que ce livre a été primé en remportant le Prix de la Société des écrivains canadiens en 1997.
J'appelle théories caraïbes les groupes d'hommes en larmes, «N» marrons affolés d'amour qui, d'une rive à l'autre, jettent leur langue nationale dans l'eau salée, dans la bouche ouverte, sans fond, de l'abysse, écrivait déjà à l'époque Joël Des Rosiers. Le voyage est le déracinement des êtres humains sur la terre, poursuit-il.
Théories caraïbes, c'est aussi le questionnement.
Joël Des Rosiers questionne le corpus des écrivains de la migration caraïbe en Amérique du Nord (Québec, Canada, États-Unis) et en France. C'est aussi le cas du Journal du Missouri publié en 1843 par John James Audubon, né aux Cayes, Haïti. Selon l'auteur, cette suite d'essais propose une intelligence de l'appropriation de l'espace continental par les écrivains originaires de l'archipel.
Dans cet ouvrage les questions fusent. Qu'est-ce que la littérature postnationale ? Que devient la notion de territoire ? Les constats, également. La dernière décennie a vu l'avènement de nouveaux héritiers de la rencontre reprendre, sans bris, l'errance passionnée qui mène du Niger au Niagara, écrit-il. Il cite: Dany Laferrière, Neil Bissoondath, Edwidge Danticat (finaliste du National Book Award 1995) qui appartiennent, selon lui, à des titres divers au corps foisonnant des humanités multiples. Je risque ma propre parole, clame-t-il. Des Rosiers montre avec audace comment les écrivains de la migration exercent leur souveraineté sur les formes, les images et finalement sur l'à-venir de la littérature, par la seule éloquence du mot théorie.
Qu'en est-il de cette conversation ? Que voici:
Question: Est-ce qu'on peut dire que tu es un poète «négropolitain» ?
Réponse: Qui a connoté ce mot ? ... C'est un terme qu'on emploie aux Antilles françaises pour désigner les Antillais nés en France. Un peu comme les Beurs. Je l'utilise à Ia fofon de Manu Dibango qui a dit de lui qu'il était un «afropolitain».
Question: Est-ce que «afropolitain» t'apparaît moins péjoratif que négropolitain ?
Réponse: Je n'en sais rien. Ainsi que je le mentionnais, aux Antilles, le terme est utilisé dans un sens précis. J'ai, donc, de la difficulté à me reconnaitre dans une telle signification.
Question: Je voudrais aborder un sujet qui me tient beaucoup a coeur, à savoir ce que recèle pour toi le mot «N»· Au Québec, lorsque le roman de Dany Laférriere, «Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer ?», a été publié, le mot «N», a dérangé. Aux États-Unis, on a même voulu censurer son livre pour cette raison. Dany Laférriere, en quelque sorte, a donc ennobli ce mot en l'utilisant comme titre de roman. Par ailleurs, quand j'ai rencontré des Noirs vivant en France et que j'ai prononcé ce mot, ils se sont montrés vexés. Où est-ce que tu te situes par rapport à cette notion ?
Réponse: Pour moi, c'est le plus beau mot de la terre. C'est un mot très fort, synonyme de fécondité ... II faut savoir d'où vient ce mot. Historiquement, selon Hérodote, les quadriges et les chariots tirés par les chevaux ont été introduits en Grèce à partir de la Libye. Dès le 8e siècle avant Jésus-Christ, Africains et Grecs étaient alliés comme peuples de la Mer.
La Libye de l'antiquité comprenait le Maghreb actuel, le Sahara et les territoires plus au sud. Le lien entre les chevaux et les chariots d'une part et les sources et les oasis d'autre part peut être découvert à partir des noms donnés aux envahisseurs nomades venus des territoires plus au sud. Une des plus célèbres tribus de cavaliers nomades utilisant les chariots s'appelait les Nigritai ou Nigritiens.
La beauté de leur peau noire est à 1'origine du mot latin «niger», lequel étymologiquement a donné naissance au mot «negro» retrouvé en espagnol, en portugais et en anglais, puis au mot français «N ». Le nom des Nigritai lui-même vient d'une racine sémitique, «ngr», qui signifie « l'eau qui coule dans le sable» - tu sais qu'en hébreu, il n'y a pas de voyelle. Cette racine est à 1'origine des toponymes Gar, Gee, Nagar, et notamment du nom du fleuve Niger qui, de marnière mystérieuse, coule d'ouest en est, en s'éloignant de l'Atlantique pour former un delta dans le désert. En français, le mot « Nager» a la même racine, tout comme le fleuve Niagara (ngr) dont les eaux coulant éternellement sont symbole de fécondité.
Donc «N» ne signifie pas «nair», mais bien «1'eau qui coule dans le sable». Les hommes et les femmes africains se sont donné ce nom très tôt par identification à la fécondité, au principe de l'eau. Encore aujourd'hui, des centaines de jeunes couples vont aux chutes Niagara sans savoir pourquoi; symboliquement, il s'agit de retrouver un mythe très ancien correspondant à la fécondité. Tous les hommes de la terre sont «nègres». Le mot «nègre» est le plus beau mot de la terre.
Liste de quelques prix et honneur
Nous avons rencontré Joël Des Rosiers en entrevue. Il nous explique l'étymologie du mot en «N». Rappelons que Joël Des Rosiers est récipiendaire, en autres, des prix suivants: en 2017, Membre de l'Académie des lettres du Québec; en 2011, Prix Athanase-David pour l'ensemble de son œuvre; en 2011, Finaliste du Prix Alain-Grandbois pour Gaïac; en 2010, Invité d'honneur du Salon du livre de Montréal; en 2008, Finaliste, Prix du Livre insulaire pour Caïques et Un autre soleil; en 2008, Mention, Prix Casa de las Americas pour Caïques; en 2006, Vetiver Prix du Gouverneur général pour la traduction anglaise décerné au traducteur Hugh Hazelton, en 2000, Grand Prix du Festival international de la poésie pour Vétiver; en 1999, Grand prix du livre de Montréal pour Vétiver.
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